Entretien avec Hesna Cailliau - " L’humilité de ne pas pouvoir tout contrôler, tout maîtriser " (3/5)
Dirigeant : La culture musulmane est très présente en France, qu’est-ce qui la caractérise selon vous ?
Hesna Cailliau : L’immense majorité des musulmans de France sont bien intégrés et adhèrent aux valeurs de la République mais ils gardent de leurs traditions d’origine un certain nombre de traits caractéristiques : patience, discrétion, pudeur, sauvegarde de la face, éloge du silence et de la lenteur, primauté de la relation sur l’action…
La bonne éducation est de s’exprimer avec lenteur, douceur et affabilité, d’une façon indirecte et voilée pour ne pas risquer de vous froisser. La sauvegarde de la face est une valeur essentielle de la culture musulmane comme du reste de toutes les cultures orientales. C’est pourquoi la franchise, la transparence « tout dire, tout montrer » apparaissent comme une impolitesse voire une offense. Perdre la face constitue une humiliation bien plus grande que pour nous, car c’est toute la famille, toute la communauté qui perd la face. Culture de groupe oblige.
Parce qu’inséparables de la critique, les débats contradictoires sont perçus comme un affrontement conduisant à la division et donc à la perte du consensus et pas du tout comme un moyen de faire avancer les choses. Discuter ou se quereller sont synonymes dans les langues arabe, turque, persane... Le prophète Mohammed a dit : « Ne parlez aux gens qu’à la mesure de leur entendement, fuyez la controverse » Le courage pour un musulman n’est pas d’affronter son adversaire mais de faire preuve de patience, d’endurance et d’acceptation de son sort. Ces 3 vertus se résument dans le mot « maktoub » « c’est écrit ». Pour nous qui concevons la vie comme « un combat », héritage de nos traditions gréco-biblique, ce mot évoque la résignation et le fatalisme. Pour eux il est synonyme de sagesse et d’équanimité. Mais fiers et susceptibles, une fois poussés à bout plus rien ne peut les arrêter. C’est l’humiliation (hogra en arabe) qui a été le déclencheur des « printemps arabes ». La stigmatisation constante de leur religion par les médias, les caricatures de leur prophète les choquent profondément mais ils ont tendance à garder le silence plutôt que de protester. C’est toute la différence entre le Job biblique qui crie sa souffrance et discute avec Dieu et le Job coranique qui souffre en silence. « Les chiens aboient, la caravane passe » dit l’adage ou encore « Si ce que tu as à dire n’est pas plus beau que le silence, alors tais-toi ». Dans la mesure où nous célébrons le pouvoir transformateur de la parole, nous interprétons le silence des musulmans de France face au terrorisme comme un acquiescement, conformément à notre adage « Qui dit mot consent ». Les musulmans ont aussi une autre approche du temps héritée de leurs traditions. Il y a le temps de nos montres qui nous dévore et le temps de la grâce qui nous revigore. Et ce temps se vit à travers la prière, le recueillement, la conversation entre amis ou tout simplement dans les moments où l’on ne fait rien. La rapidité n’est pas une valeur comme pour nous qui sommes pressés d’arriver au but fixé. Elle est synonyme pour les musulmans d’activisme, d’impatience. « La hâte est de Satan, la patience de Dieu » dit l’adage. Le temps n’est pas une valeur marchande ; on ne parle jamais de temps « perdu, gagné, gaspillé », le temps c’est la relation. Ils ne se projettent pas comme nous dans le futur mais privilégient l’instant présent. Le Coran interdit même de penser au futur qui est dans la main de Dieu. D’où le mot « Inch’Allah » qui exprime l’humilité de ne pas pouvoir tout contrôler, tout maîtriser. Cette formule se situe à l’inverse de notre fameux « vouloir c’est pouvoir ».
D. : Comment mieux appréhender la culture musulmane notamment dans les relations d’entreprise
H. C. : Pragmatiques et affectifs à la fois, les musulmans se dévoueront sans compter pour une personne non pour une entreprise ni pour une idée ou une cause abstraite. Ils ont besoin de contact physique. Ce qui est dit en tête à tête a plus de poids que ce qui est envoyé par mail ou dit au téléphone. Ils ont besoin régulièrement d’encouragement et de louanges, de s’entendre dire souvent « bravo et merci ». Ce qui nous est difficile à nous Français, car nous avons peur que les compliments n’entraînent soit une réclamation d’augmentation de salaire, soit une diminution d’investissement dans le travail. Nous avons été formatés par notre éducation : le fameux « peut mieux faire ». A cause de l’importance de la face, ils prennent très mal les critiques, aussi convient-il de transformer celles-ci en propositions, en suggestions. Eviter aussi les « non » catégoriques. En terre d’Islam notre « oui mais » devient « oui et ».