Avril 2024


Qu'est-ce que la jeunesse ?

Le dossier du dernier numéro de Dirigeant Magazine pose une question a priori innocente, presque enfantine. « Qu’est-ce que la jeunesse ? » A cette question, Pierre Bourdieu apportait en 1978 une réponse lapidaire : « la jeunesse n’est qu’un mot ». N’existent que des jeunes aux conditions (parcours, environnements, niveaux d’études, pratiques culturelles…) diverses et variées.

Mais pourquoi cette question se pose-t-elle aujourd’hui avec une telle acuité ? Essai de réponse, toujours puisé chez Bourdieu : « Il y a des périodes où la recherche du “nouveau” par laquelle les “nouveaux venus” (qui sont aussi, le plus souvent, les plus jeunes biologiquement) poussent les “déjà arrivés” au passé, au dépassé, à la mort sociale (“il est fini”), s’intensifie et où, du même coup, les luttes entre les générations atteignent une plus grande intensité : ce sont les moments où les trajectoires des plus jeunes et des plus vieux se télescopent, où les “jeunes” aspirent “trop tôt” à la succession […]. Lorsque le “sens des limites” se perd, on voit apparaître des conflits à propos des limites d’âge, des limites entre les âges, qui ont pour enjeu la transmission du pouvoir et des privilèges entre les générations » (Entretien avec Anne-Marie Métailié, paru dans Les jeunes et le premier emploi, Paris, Association des Ages, 1978, pp. 520-530. Repris in Questions de sociologie, Éditions de Minuit, 1984. Ed. 1992 pp.143-154).


Une invention récente
Vivons-nous aujourd’hui une époque « où les trajectoires des plus jeunes et des plus vieux se télescopent », en particulier dans l’entreprise ? Assistons-nous à une lutte pour le pouvoir ? Rien de tel pour le philosophe Pierre-Henri Tavoillot. Nous assistons en fait à un phénomène de reconfiguration des âges de la vie, et notamment à l’allongement de la jeunesse. Jamais on n’a été jeune si longtemps. Si pour Bourdieu elle n’est qu’un mot, la jeunesse est pour Pierre-Henri Tavoillot une invention récente. « A l’état de nature, il n’y a que deux âges : l’enfance — où l’on ne procrée pas — et l’âge adulte – où l’on procrée ». La jeunesse comme la vieillesse représentaient alors de brefs moments dans l’existence, celui où l’on sort de l’enfance pour rejoindre l’âge adulte et celui où l’on attend la mort. Simples transitions naguère, ces moments sont érigés aujourd’hui en âges en tant que tels. On n’a jamais été jeunes – et vieux – aussi longtemps.

Illusion de compréhension
Cette multiplication et confusion des âges caractérisent notre époque. Elles révèlent surtout notre grande difficulté à la penser. En séquençant davantage l’existence, nous avons sans doute l’illusion de lui donner un sens, comme une route que l’on baliserait pour se rassurer. Générations X, Y, Z, millennials… autant d’étiquettes qui nous donnent une illusion de compréhension. La génération Y serait marquée par l’usage du numérique. C’est oublier, nous rappelle très justement Pierre-Henri Tavoillot, que toutes les générations sont entrées au même moment dans le numérique. Les comportements face aux technologies que nous analysons aujourd’hui et qui font la fortune de certains consultants sont d’abord le fait d’individus, au mieux de catégories sociales, avant d’être le marqueur d’une soi-disant génération tout entière. Générations X, Y, Z, millennials… ne sont que des mots, aurait répété Bourdieu.

Ironie du sort
Alors, qu’est-ce que la jeunesse ? C’est d’abord un objet de culte dans nos sociétés modernes. Ces dernières en effet ne se pensent plus à partir du passé (les fondements, la tradition…), mais à partir de l’avenir (le progrès). Notre présent mord sans cesse sur l’avenir, au prix d’une fuite en avant au cours de laquelle il nous faut sans cesse adopter les comportements, les codes, l’apparence des jeunes générations pour paraître toujours « dans le coup » ou « bankable ». Délicate ligne de crête où, pour échapper au ringardisme, on se risque à sombrer dans le pathétique… Mue par le principe schumpétérien de « destruction créatrice », toujours en quête de reviviscence, l’entreprise célèbre la jeunesse sans pour autant lui laisser une grande place. L’ironie, c’est que « la jeunesse est une valeur dont les jeunes se sont expropriés », constate Pierre-Henri Tavoillot. Tout le monde aspire à rester jeune, sauf les jeunes eux-mêmes, avant tout désireux d’entrer de plain-pied dans l’âge adulte, de conquérir responsabilités, autonomie, reconnaissance.

Constat implacable
Reverse mentoring, shadow comex constitué de jeunes salariés… Des initiatives voient le jour pour tisser de l’intergénérationnel dans l’entreprise. Il ne s’agit pas là de simples mesures cosmétiques, de « gadgets » émanant de grands groupes désireux de communiquer sur leur attractivité ou leur « branchitude », mais de réactions nécessaires — mais sans doute pas suffisantes — à leur survie face à un constat implacable : les plus grands succès commerciaux de ces dernières années sont le fait d’entrepreneurs de moins de 35 ans qui ont radicalement innové et, ce faisant, bouleversé des marchés !

Lionel Meneghin
Le 17-01-2018
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