Pourquoi un dirigeant est-il inévitablement confronté à la solitude ?
Y aurait-il une fatalité qui fasse que, à partir d’un certain niveau dans les hiérarchies des organisations, les hommes et les femmes endurent une forme de solitude, renforcée par des jeux de pouvoirs ?
Si la réponse n’est pas évidente, la situation semble clairement établie. Des réseaux entiers sont constitués pour permettre au dirigeant de « sortir de la solitude », notamment le CJD. De même, spécialement dans les grandes organisations – mais des entreprises de taille modeste vivent la même situation – il est réputé que les cercles de pouvoir sont un lieu de batailles internes et de jeux politiques. Le sentiment populaire à cet égard – « tous les mêmes, des ambitieux(pour ne pas dire des pervers narcissiques !), qui ne pensent qu’à leur carrière…» – peut même contribuer à renforcer le sentiment de solitude.
Avançons ici une hypothèse. Mais d’abord un mot sur ce qui motive ma propre interrogation et mon adhésion à ce que la philosophie appelle le principe de raison suffisante [1]. Ce principe énonce que rien n’existe par hasard. De mon point de vue, considérer un comportement comme une fatalité, qu’il soit le fait de soi-même ou d’autres, c’est désespérer de l’avenir. Une façon de se résigner est de classer ce comportement dans les conséquences d’une pathologie (par exemple, pervers narcissique) et c’est aussi renoncer à pouvoir agir autour de soi. Je m’y refuse absolument. Je considère même que toute généralité est douteuse à cet égard. Les exemples les plus extrêmes – tous pourris ! – relevant parfois de théories du complot qui sont la forme ultime de déresponsabilisation.
Ce principe, qui nourrit ma pratique d’accompagnement des personnes et des équipes, implique que toute façon de se comporter a sa raison d’être, ses bénéfices, parfois des bénéfices anciens qui ne sont plus tout à fait réels aujourd’hui, et qu’avant de transformer cette façon d’être, il faut veiller à ne pas perdre ces bénéfices ou à leur trouver une compensation.
Formulons maintenant notre théorie. En deçà d’un certain niveau d’autonomie dans les organisations, la personne effectue des tâches ou des missions selon des consignes qui lui ont été indiquées. Elle est responsable de la bonne exécution de ces tâches ou de ces missions, dans la limite des moyens qui lui sont confiés. Au delà de ce certain niveau d’autonomie, les choses changent de nature. La personne participe désormais à l’identité et au devenir de l’entreprise (quelles que soient la nature et la taille de celle-ci). Autrement dit, la personne incarne l’organisation. Ce n’est plus tant ce qu’elle fait que ce qu’elle est qui importe à présent.
Ceci impliquant d’ailleurs des tensions internes et des tensions externes. Dans la série « The Crown», qui raconte l’avènement de la reine Elisabeth II au trône, il y a cette tirade éclairante de sa mère qui s’adresse à elle : « Désormais, il y a deux personnes en toi : Elisabeth et la reine. Il y aura des occasions où ces deux personnes ne seront pas d’accord mais, à la fin, c’est la reine qui devra avoir raison.»
La personne incarne quelque chose de plus grand qu’elle et qui ne conforme pas entièrement à ses désirs, qui n’évolue pas de la même manière qu’elle [2], d’où des tensions intérieures entre son rôle et elle-même.
Si la tension devient trop importante, alors la personne ne peut plus tenir sa place, ni remplir son rôle. Cela ressemble aux attributs des super héros, par exemple le masque dans The Mask, qui donnent du pouvoir, en même temps qu’ils transforment voire asservissent leur porteur. Une expérience absolument unique, potentiellement grisante, potentiellement aliénante et, dans tous les cas, qui rend seul. La solitude étant le corollaire de la singularité des situations vécues.
Une façon logique en apparence de lutter contre la solitude est de ne pas incarner seul l’organisation, mais de s’y mettre à plusieurs. C’est ici que les tensions externes apparaissent. Non pas d’abord pour des raisons d’égoïsme ou de compétition – qui bien sûr peuvent exister – mais avant tout parce que les personnes sont prises dans un dilemme : soit j’incarne l’entreprise, de tout mon être, de toute ma singularité et je rentre nécessairement en conflit avec ceux qui, comme moi, ont la même mission ; soit je renonce à ma propre singularité au profit d’une hypothétique identité de groupe et je vide mon rôle de toute chair, je retrouve une place d’exécutant.
Les dirigeants associés sont donc condamnés à choisir entre suivre les autres – et donc ne plus jouer leur rôle d’incarnation – soit à rentrer en conflit.
C’est ici cependant que pourraient bien se trouver les raisons d’espérer. Non pas en espérant béatement supprimer tout conflit mais en les faisant vivre sainement et en les assumant, plutôt qu’en les stigmatisant. Car le problème n’est pas le conflit, absolument nécessaire au bon fonctionnement des organisations, mais la violence [3].
[1] Développé par Leibnitz mais existant auparavant, chez Thomas d’Aquin, voire chez Aristote : «Rien n’est mû par hasard, mais il faut toujours que soit quelque cause ». (Principe de raison suffisante, sur Wikipédia)
[2] Tensions qu’on peut rapprocher de l’inévitable divergence entre le projet d’entreprendre et le projet d’entreprise, concepts chers à ceux qui ont suivi le parcours Copernic du CJD.
[3] Thème développé ici : http://www.lqc.fr/2017/10/15/permettre-les-conflits-eviter-la-violence/